Travail et travailleurs de la circulation

janvier 4th, 2018 no comment

Il n’est guère difficile de comprendre en quoi les employés de banque et de commerce font éclater la cohérence des deux définitions du travail productif utilisées par K. Marx. Rappelons en quelques mots que le Livre I se focalise sur les mécanismes de la production, établissant que c’est lors de cette phase que se crée la valeur nouvelle que se disputeront ensuite les différentes classes de la société – contre tous ceux qui situaient la source de la richesse dans les échanges et dans la prétendue possibilité pour les capitalistes d’acheter des marchandises au-dessous de leur valeur ou de les vendre au-dessus de celle-ci. C’est seulement aux Livres II et III qu’est introduite la question de la conversion de cette valeur : pour « réaliser » la plusvalue qu’elles contiennent, les marchandises doivent impérativement être transformées en argent, c’est-à- dire vendues. Or, cette métamorphose exige une dépense de ressources et de temps qui, avec les progrès de la division sociale du travail, devient de plus en plus l’apanage d’une fraction spécialisée du capital : le capital commercial et bancaire. Par souci de cohérence avec la théorie de la valeur-travail élaborée au Livre I, K. Marx affirme que ces activités opèrent de simples changements de forme de la valeur, au cours desquels n’apparaît aucune valeur nouvelle. Eu égard aux deux définitions du travail productif alternativement employées par K. Marx, la classification des travailleurs du commerce et de la banque pose un problème évident. Selon le critère que les Théories sur la plus-value empruntent à A. Smith (la rémunération par du capital), ces employés doivent être considérés comme productifs. Selon celui du Capital (la production de plus-value), ils entrent dans la catégorie des travailleurs improductifs. C’est cette seconde option qui a traditionnellement été retenue, au point même que ces salariés sont devenus les travailleurs improductifs par excellence, reléguant chez la plupart des commentateurs la figure du domestique à l’arrière-plan. Pourtant, tant la logique que les écrits de K. Marx lui-même indiquent que la réponse est loin d’être aussi univoque. Dans le livre II du Capital, qui étudie spécifiquement la circulation du capital et les changements de forme de la valeur, la question semble être nettement tranchée dans le sens de cette version traditionnelle. K. Marx emploie ainsi par deux fois l’expression de « fonctions improductives », à propos d’un commerçant individuel spécialisé, qui gérerait les affaires de plusieurs capitalistes industriels. Relevant également le fait qu’en raison des progrès de la division du travail, les activités improductives de circulation sont dorénavant assumées par des capitalistes spécifiques, il note en toute logique que cette autonomisation ne saurait les faire changer de nature). Pourtant, lorsqu’il en arrive à traiter explicitement de ces salariés, le jugement de K. Marx se fait plus nuancé : Par conséquent, des frais qui renchérissent le prix de la marchandise sans lui ajouter de la valeur d’usage, qui appartiennent donc pour la société aux faux frais de la production, peuvent être une source d’enrichissement pour le capitaliste individuel. Ils n’en conservent pas moins un caractère d’improductivité, puisque le supplément qu’ils ajoutent au prix de la marchandise ne fait que répartir également ces frais de circulation. Le travail de ces salariés possède donc un effet ambivalent : en ce qui concerne leur caractère productif, ce qui est vrai du point de vue du capitaliste individuel est faux du point de vue de l’ensemble du capital, et réciproquement. Cette idée est reprise et précisée au Livre III : Pour le capitaliste industriel, les frais de circulation semblent être et sont des frais. Pour le commerçant, ils apparaissent comme la source de son profit (…). Les dépenses à faire pour les frais de circulation sont donc, pour le capital commercial, un investissement productif. De même, le travail commercial qu’il achète est pour ce capital directement productif. Ce passage, essentiel, montre que K. Marx était tout à fait conscient de la place originale du travail commercial et bancaire vis-à-vis de la distinction binaire entre travail productif et improductif. Si les employés de banque ou de commerce sont productifs pour les capitalistes qui les emploient sans toutefois l’être pour le système dans son ensemble, c’est parce que leur travail, sans créer lui-même de plus-value, permet néanmoins à leur employeur de percevoir sous forme de profit une plus-value créée ailleurs. Cela les distingue fondamentalement des domestiques, qui sont pour leur part, si l’on peut dire, improductifs à tous égards. Considérer le travail des employés de banque et de commerce comme improductif au même titre que celui des domestiques et surtout, inversement, réduire le travail improductif à celui de ces employés (sans même parler de l’identifier indifféremment à toute activité de service), constitue un appauvrissement considérable de la lettre comme de l’esprit du texte de K. Marx.

Comments are closed.

Leave A Comment